Grace { Dieu que tu étais jolie ce soir, au téléphone. }

« Je suis malade. »

Ses yeux me regardent, son impassibilité s'étiole. J'adore ça. Le voir sous mes yeux, pour la première fois depuis deux décennies, flancher. J'ai l'impression qu'il se liquéfie sur son siège. Ce n'est plus lui qui tient les rennes. Ce n'est plus lui le maître du jeu. Il voulait savoir pourquoi j'étais là. Maintenant il sait. J'ai plus besoin de me demander dans combien de temps il va sortir pour bonne conduite. Il y a peu de chances pour que je sois encore vivante le jour où il mettra un pied dehors. Dans un autre état, il aurait pu être condamné à mort. Je crois que ça aurait été plus simple. Là... il y aura toujours une petite voix qui me demandera 'pourquoi'. Pourquoi il a fait ? Qu'est-ce qui l'y poussait ? Et qui me dit que peut-être un jour, il me donnera la réponse. Si je lui parle. Mais il ne le fait pas, jamais. Je suis la seule, je crois, à aller le voir de temps en temps. Et il dit que je suis son rayon de soleil. Je déteste ça. Je n'ai pas envie de lui apporter quoi que ce soit. Mais là... je viens de lui dire que son « rayon de soleil » est en train de crever, de lui expliquer ma maladie, de lui dire que je n'ai pas de donneur compatible. Je viens de lui dire qu'il allait finir seul comme si son destin le rattrapait. Et j'adore ça, c'est moi qui suis en train de mourir à petit feu, mais putain rien que pour ça, je crois que ça en vaut la peine. Quelque chose dans son souffle s'affole, il est comme un chien pris en cage. Je ressens sa vulnérabilité, je ressens le plaisir que j'ai à le voir souffrir et je me dis que les chiens ne font pas des chats. J'ai raccroché le téléphone depuis bien longtemps quand je me lève. Il est là derrière la vitre, livide. Je crois qu'il aurait préféré que je lui tire dessus. Mais avec mes mots, c'est tout son sang qui s'écoule lentement, comme une torture sadique, je vais le laisser pour mort. Mon père.  

Je ne lui ai jamais vraiment parlé de moi, de ce qu'était devenue sa famille. La famille, c'est une énorme mascarade. Certains vont en prison, d'autres choisissent l'alcool ou même une autre famille, d'autre encore, décide tout simplement de se barrer du jour au lendemain. Et puis il y a ceux qui meurent. Tout compte fait, c'est peut-être pas les plus à plaindre. Enfin disons qu'on leur en veut sûrement moins. J'espère. Il y a encore deux d'entre eux qui ont une opinion de moi qui ne me laisse pas insensible. Mon frère aîné & ma jumelle. Nos relations sont toujours délicates, je pense que nous n'en aurons jamais de « normales », c'est ce qui se passe avec un père qui a tué six adolescents et une mère qui a préféré oublié qu'elle avait fait des enfants avec ce monstre. Vos frères et sœurs ne sont plus justes des frères et sœurs, ils endossent les rôles de parents, de tuteurs, d'enseignants parfois, de confidents, de conseillers. On grandit vite. On grandit mal mais vite. On s'étouffe ensemble. On vit dans un tourbillon de passé qui nous rattrape toujours. Parce qu'au fond la famille, c'est ce qui vous rattache à vos racines, et quand c'est précisément ce qu'on a besoin d'oublier, ça devient néfaste.

Prenez Elizabeth par exemple. Elle a dû être la première à s'en rendre compte je suppose. Sans doute parce que c'est l'aînée. Ma mère et son nouveau mec avait organisé un mariage arrangé entre elle et je ne sais quel guignol. J'étais naïve à l'époque, d'abord je me suis dit que ça allait coller. Liz organisait un beau mariage, elle était vraiment impliquée dans les préparatifs, le gâteau, les fleurs, les tables, le lieu, tout devait être parfait. Elle était partout à la fois, vraiment dans son élément. J'ai mis du temps à réaliser que c'était le mariage en lui-même, la journée, voyez vous, qui l'excitait ! Pas le fait d'être mariée pendant 50 ans à un inconnu... Alors j'ai peut-être mis du temps mais j'ai fini par lui dire de dire « non ». Ca a l'air simple pour vous. Mais ça ne l'était pas. Non seulement on était les enfants d'un serial killer mais en plus on contrecarrait maintenant les plans du nouveau beau-père. Ma mère nous aurait étranglé de ses mains. Mais Liz, elle a pas juste dit « non », non, elle s'est cassée. Du jour au lendemain. Elle s'est sortie de cet enfer et elle nous a laissé dedans. A rattraper son merdier. Elle est partie sans regarder en arrière. Ca, vous voyez, c'est ça, la famille.

Et nous n'étions plus que trois. Mon frère n'a jamais très bien pris cette « deuxième chance » qu'on nous donnait. Je ne sais pas s'il a réellement fait une croix sur les enfants que nous étions, les rires et les complicités de nos enfances. Je l'aime parce qu'il a envie d'y croire. J'arrive encore à lire dans ces yeux une forme de naïveté et de douceur qui ne m'appartiennent plus depuis des lustres. Il est plus âgé que moi mais quand Liz est partie, j'ai bien cru qu'il allait se briser. Je crois que c'est normal, ils étaient plus proches tous les deux, et ça ne pouvait pas être autrement, puisque nous étions jumelles Ali et moi.
Ali... Ali est en colère contre le monde depuis l'adolescence. Elle hait notre mère, notre père, notre beau-père, en fait probablement toute autre personne que ses frères et sœurs. Je crois qu'elle a beaucoup de choses à prouver. Je crois aussi qu'elle cherche un sens à notre vie d'aujourd'hui, par ces propres moyens.

Alors moi là-dedans, j'ai laissé mon frère y croire. A un retour en arrière possible. En le mettant en garde pour pas qu'il se brûle les ailes. Quand il est parti à Boston et qu'il a réussi à recontacter Liz je l'ai laissé faire. On a beau vouloir protéger les gens, on ne peut pas agir à leur place. Pour moi elle n'est plus personne. Elle a fait son choix. Je ne pourrai probablement jamais lui pardonner, mais je peux le comprendre et je peux le respecter. Je ne veux pas plus d'elle dans ma vie aujourd'hui, qu'elle ne veut de moi.

Je suis restée avec Aliyah faire mes études en Floride puis à New York. A cette époque, Ali et moi ne pouvions pas être séparée plus de 48 jours sans être totalement perdue. On était inséparables. On faisait tout ensemble. Mais comme avec ma mère elles ne pouvaient pas se parler cinq minutes sans se hurler dessus. Je suis devenue cette fille-là. Je suis devenue stricte, élégante, aigrie, superficielle et une parfaite connasse. Exit les sourires, je crois que mes zygomatiques sont morts en avance. Je ne suis plus celle qui se lève avec l'envie pressante d'un donut chantilly, un mac&cheese le midi. Non, j'ai quitté mes études pour entrer dans le monde de la haute couture, j'arbore fièrement ma prétention. Je suis une reproduction miniature de ma mère. La personne que j’exècre le plus sur cette planète. Ironique, non ?

Pourquoi ? Quelqu'un devait bien suivre les règles pour qu'elle puisse laisser les autres tranquille, non ? Et ça ne pouvait pas être quelqu'un d'autre.

Avec ma jumelle... ça a compliqué les choses. Elle ne comprenait pas que je puisse changer à ce point. Elle ne comprenait pas que j'accepte les remarques désobligeantes et les ordres de ma mère. Et surtout elle n'aimait pas la personne que je devenais. Comment l'en blâmer ? Notre relation a pris un tournant amer. Petit à petit nous n'avions plus rien en commun. Elle n'avait aucune idée de ce qui me poussait sur cette voix. Deux mots : « mariage » puis « positif »...

Comme je le disais, il se trouve que je suis malade. Alors vous voyez, il me reste quelques années devant moi. Le médecin est assez optimiste, il me donne environ 2 ans, si rien ne change. Le lupus (avec lequel on peut maintenant vivre) s'est cependant focalisé sur une paire de mes organes. Les reins.  Et la seule personne qui peut me venir en aide en me donnant le sien, est aussi la seule à qui je ne le demanderai pas. Liz qui partage mon groupe sanguin rare AB-. Je n'ai pas envie de pitié alors je ne l'ai dit à personne. Mais c'est pour cette raison que quand mon beau-père et ma mère ont reparlé de mariage et que je les ai surpris. J'ai compris que c'était ça mon rôle sur cette planète. Je n'ai rien à perdre au fond, les deux dernières années de ma vie, ça vaut mieux que ma sœur rebelle mariée à un costard cravate pendant 50 ans ou que mon frère accroché au bras d'une pin up pour le reste de ses jours non ? C'est peut-être ça le sens que je veux donner au mot « famille » finalement...

Mais oui bien sûr, ça a changé quelque chose dans ma vie. J'ai réalisé que je ne voulais pas quitter cette Terre en ne laissant derrière moi que la femme froide que j'étais devenue. Je ne vais pas vous mentir, ce n'est pas après une longue méditation sur ma vie et trois cours de yoga que j'ai voulu changer. Non. J'ai rencontré Alba. Elle aussi dans la haute couture et pourtant une des rares belles personnes de ce milieu. Elle a su voir en moi autre chose qu'une mijaurée. Elle a retrouvé avec difficultés quelques traces de la petite fille douce que j'étais. Celle qui savait encore rire, qui se posait plus de questions, moins automatisée, plus humaine, celle qui était encore à moitié capable de s'ouvrir aux autres. Je vous le dis à vous, mais je ne vais pas lui dire à elle. Il ne faut pas non plus exagérer ! Avec le temps, ma relation avec ma jumelle a complètement éclaté en lambeaux. J'en ai parlé à Alba et celle-ci m'a parlé de son désir de rentrer à Boston, sa ville natale. Je savais qu'une partie de ma fratie y était, et pourtant j'avais besoin de m'éloigner d'eux. Mais j'avais besoin de ce changement et Alba aussi. Alors je n'ai pas hésité.

C'était il y a trois ans. La maladie est de plus en plus dure à cacher, surtout quand on vit dans une colocation de 6 personnes et qu'on est... fiancée. Les symptômes se multiplient : douleurs articulaires, trouble de la vision, maux de tête, en fait tout ce que vous pourriez imaginer plus ou moins. Les médicaments apportent leur lot d'effets secondaires. Mais je suis devenue une experte de la dissimulation, enfin... je sais bien qu'ils doivent se douter de quelque chose.

Mais aujourd'hui si mon corps va moins bien, ma tête va mieux. Je suis heureuse près avec tous mes colocs insupportables, je reste quelqu'un qui peut être dur d'accès, mais maintenant que j'ai réussi à décrocher une promesse de mariage, je suis moins stressée. Je sais que je vais conclure avec cet homme et que ce ne sera plus jamais une question qui sera posé à ma jumelle furieuse ou à mon frère. Et puis... j'ai trouvé un moyen de reconnecter avec la personne que je voulais devenir. Je blog... Discrètement. Anonymement plutôt, avec un gros maquillage et une perruque et je peux partir sur les routes des parcs d'attractions. Les sensations, enfin des sensations, l'impression d'être vivant. Ca a l'air idiot mais depuis que j'ai commencé, je me sens tellement plus légère... Et ça, Julian doit être un des seuls à le savoir, en dehors des internautes bien sûr.

Mais, je sais ce que vous pensez. Avec autant de non-dits et de mensonges, avec un mariage arrangé et un futur époux qui ne se doute ni de mon passé ni de mon futur, mon corps qui se retourne contre lui-même, ma vie est probablement sur le point d'imploser et alors il sera peut-être temps que je remettre mon attitude en question...